Introduction à Kierkegaard

Article paru en 1977 dans Hokhma N° 06.
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La pensée de Kierkegaard se distingue par son opposition à la philosophie de Hegel et au christianisme institutionnalisé. Il souligne la distance infranchissable entre les hommes en tant qu’individus uniques et exceptionnels. Pour lui, l’existence ne peut être conceptualisée car elle est fa­ite d’existants uniques. Il critique le hégélianisme qui objectivise l’existence. Il considère que le christianisme a été dénaturé par la chrétienté, soulignant que le vrai christianis­me repose sur la relation personnelle avec Dieu.

L’angoisse occupe une place centrale dans sa pensée, révélant la liberté et la responsabilité de l’homme. La pensée de la mort incite l’homme à vivre sérieusement. Kierkegaard distingue trois sphères existentielles : l’esthétique, l’éthique et le religieux, chacune avec une attitude fondamentalement différente envers la vie. Il met en garde contre les fuites existentielles et invite à faire face à l’angoisse et à la responsabilité de son existence.

En résumé, Kierkegaard nous montre que l’existence humaine est complexe, individuelle et non réductible à des systèmes. Il souligne l’importance de la subjectivité, de la liberté et de la responsabilité de chacun face à Dieu et à l’éternité. Sa pensée met en avant la nécessité de vivre authentiquement dans un monde marqué par l’existentialisme et la question de l’existence individuelle.

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Kierkegaard se définissait comme un penseur religieux et ne voulait pas qu’on le prît pour un philosophe. Aujourd’hui, où les sciences de la nature, l’histoire, la politique et les sciences humaines se proposent de rendre compte de l’existence en la systématisant, où elles cherchent à nous conférer la puissance de maîtriser et de conquérir l’univers, Kierkegaard nous montre qu’existe entre les hommes, et entre ce que l’homme est et ce qu’il n’est pas, une distance infranchissable qui échappe à la science et à la technique.

La pensée de Kierkegaard s’est précisée en s’opposant surtout à deux choses : à la philosophie de Hegel, d’une part, au christianisme institué en religion d’Etat, d’autre part.

Pour Kierkegaard, Hegel est le type de ces penseurs professionnels qui construisent des palais d’idées tandis que les hommes continuent d’habiter des chaumières ; le hégéHanisme n’est, en effet, pour Kierkegaard, qu’un système de concepts ; or ce qui caractérise l’existence c’est qu’elle ne se laisse ni conceptualiser ni systématiser. La pensée tue l’être en procédant par abstractions et par généralisations qui mettent précisément entre parenthèses l’existence du moi incarné. Ce qui existe ce n’est pas l’« existence » maïs bien des existants ; c’est pourquoi il y a, pour Kierkegaard, une sorte de lutte à mort entre le cogito et le sum.

Les philosophies du concept, comme le hégélianisme, objectivent l’existence et par là même la nient. Mais cette négation de l’existence est également au cœur de la philosophie de l’histoire de Hegel. En faisant de l’histoire le calvaire de PEsprit Absolu qui, tel le Phénix, renaît sans cesse de ses cendres, en faisant de l’histoire ce dans quoi et par quoi Dieu se déifie, le hégélianisme aboutit à ces socialisations de Dieu qui glorifient le collectif et proclament que Vox populi, vox Dei. Or tout ce qui relève du général est un pseudo-principe d’explication car l’existence est avant tout une exception. Les poètes, les génies sont des exceptions, 1 mais Abraham, Job, Socrate furent aussi des exceptions et il en va de même de tout existant ; c’est pourquoi la notion essentielle du christianisme est celle de Dieu personnel : «1 est impossible d’édifier ou d’être édifié en masse, plus encore que d’être aimé en quatre ou en masse ; l’édification a trait à l’individu plus catégoriquement encore que l’amour. [| L’individu c’est la catégorie chrétienne décisive ; elle le sera aussi pour l’avenir du christianisme.

La confusion radicale, ce que l’on pourrait appeler la «chute de la chrétienté», peut se caractériser ainsi: «au cours des ans, des décades et des siècles, moitié sans savoir ce qu’elle voulait et moitié dans une totale inconscience de ce qu’elle faisait, la chrétienté a voulu extorquer à Dieu son droit de propriété sur le christianisme ; elle s’est mis en tête que l’espèce, l’humanité, a elle-même découvert, ou presque, le christianisme. » Il importe de ne pas oublier que lorsque Kierkegaard écrit L’Ecole du christianisme (1850), Feuerbach vient de publier L’Essence du christianisme (1841) dans laquelle il réduit le théologique à l’anthropologique en prétendant qu’il n’y a pas d’autre Dieu pour l’homme que l’homme lui-même et que « le Christ est l’image de l’amour de l’humanité pour elle-même. […] Là donc où surgit la conscience de l’espèce, là disparaît le Christ.

[…] Car il n’était que le remplaçant, que l’image et le modèle, de l’unité du genre humain. » De telles idées préparées par les ouvrages de David Strauss (La vie de Jésus, 1835) ou de Bruno Bauer (Le Christianisme dévoilé, 1843) se retrouvent indirectement dans la Religion de l’Humanité que proclame Auguste Comte en 1847. Toutes idées reprises aujourd’hui par beaucoup de théologiens qui tiennent à être les premiers à inventer des choses pour la seconde fois. Pour Kierkegaard, « l’homme ne se distingue pas seulement des espèces animales par les avantages qu’on énumère habituellement, il en diffère qualitativement en ce sens que l’être particulier, l’individu, est plus que l’espèce. » Pour Kierkegaard, « la foule c’est le mensonge, c’est pourquoi, au fond, nul ne méprise plus la condition de l’homme que ceux qui font profession d’être à la tête de la foule.

[…] Christ fut crucifié parce que, tout en s’adressant à chacun, tout en s’adressant à tous, il ne voulut pas avoir affaire avec la foule, ne voulut pas son secours, s’en détourna à cet égard inconditionnellement, ne voulut pas fonder de parti, n’autorisa pas le vote, mais voulut être ce qu’il était : la Vérité qui se rapporte à l’Individu.

[..] Voir dans «la foule » le tribunal de la Vérité c’est nier Dieu et se mettre dans l’impossibilité d’aimer «le prochain ». Et 16 « prochain » est le terme d’une vérité absolue qui exprime l’égalité humaine ; si chacun aimait en vérité son prochain comme soi-même, on aurait inconditionnellement atteint la véritable égalité humaine. » Le prochain dont nous parle le christianisme n’est pas le voisin auquel s’adressent nos mass media, il est celui qui, comme chacun de nous, est à l’image de Dieu.

Si Kierkegaard s’insurge contre les objectivations et les systématisations de l’existence, il dénonce également les attitudes de ceux qui voient dans le christianisme une sorte d’assurance garantie par cette institution que constitue une église d’Etat. Kierkegaard a écrit des pages très dures contre l’église danoise, dans laquelle les prêtres sont des fonctionnaires et où la chasse aux honneurs et aux avantages sociaux est largement ouverte.

Les pages les plus significatives à ce sujet se trouvent dans L’Instant, petite revue que Kierkegaard publia à la fin de sa vie. Pour beaucoup, être chrétien consiste purement et simplement dans un état où l’on se trouve et dont la responsabilité incombe davantage aux parents qu’à l’intéressé lui-même qui, toute sa vie durant, porte dans sa poche un certificat de baptême : « Jadis dans le monde quand un homme voyait tout crouler, il gardait l’espoir de devenir chrétien ; aujourd’hui, on l’est, et l’on est de mille manières tenté d’oublier — de le devenir. » Il faut donc un réveil des chrétiens car nous sommes devenus des chrétiens du dimanche qui se rendent au culte pour écouter des morceaux d’éloquence en oubliant toute la Passion qui se trouve derrière les passages des Ecritures qui ne servent plus que de prétexte à des exercices de rhétorique poétique ou politique.

Nous ressemblons à des passagers insouciants au milieu des tempêtes, voyageant sur un bateau qui va sombrer et n’écoutons pas la voix qui nous dit : « Cette nuit ton âme te sera redemandée. » Aüinsi, ni les systèmes conceptuels, ni les institutions sociales ou politiques ne sont capables d’envisager l’existence avec tout le sérieux nécessaire, car le salut de l’homme ne peut venir d’une réforme de l’ordre lui-même. C’est pourquoi Kierkegaard s’en prend à tous ces « réformateurs » politiques ou religieux qui s’agitent dans le monde : « Le mal de notre époque ce n’est pas l’ordre établi avec tous ses défauts, non, le mal de notre époque, c’est exactement ce désir mauvais : cette manière de flirter avec la volonté de réformer.

[..] Aujourd’hui tous veulent réformer, et c’est un vacarme de guinguette ; loin d’être la pensée de Dieu, c’est une invention d’hommes pleins de fatuité ; et c’est aussi pourquoi, au lieu de crainte, de tremblement et de longues tribulations spirituelles, on a des hourras, des bravos, des acclamations, des paris, des vivats, des rondes, du tumulte —et une fausse alerte. » Aussi notre époque est-elle, avant tout, celle du Juif Errant, pas plus que lui nous n’avons un point où nous pourrions jeter l’ancre, comme lui nous avons le mal du pays sans avoir de pays : nous restons seuls, face à face avec nous-mêmes.

C’est pourquoi Kierkegaard nous dépeint cette nausée qui s’empare de celui qui demeure sans message et qui est incapable de justifier une existence dont il n’est pas responsable : « Je suis à bout de vivre ; le monde me donne la nausée ; il est fade et n’a ni sel ni sens.

[…] Comme on plonge son doigt dans la terre pour reconnaître le pays où l’on est, de même j’’enfonce mon doigt dans la vie: elle ma odeur de rien. Où suis-je ? Le monde, qu’est-ce que cela veut dire ? Que signifie ce mot ? Qui m’a joué le tour de m’y jeter et de m’y laisser maintenant ? Qui suis-je ? Comment suis-je entré dans le monde ; pourquoi n’ai-je pas été consulté, pourquoi ne m’a-t-on pas mis au courant des us et des coutumes, mais incorporé dans les rangs, comme si j’avais été acheté par un racoleur de garnison ? A quel titre ai-je été intéressé à cette vaste entreprise qu’on appelle la réalité ? […] A qui dois-je adresser ma plainte ? La vie est l’objet d’un débat : puis-je demander que mon avis soit pris en considération ? Et s’il faut accepter la vie telle qu’elle est, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux savoir comment elle est ? » Dès lors, en distinguant différentes sphères existentielles, Kierkegaard va dénoncer les prestiges des fuites tout au long desquelles l’homme croit se découvrir. Il définit ainsi trois sphères d’existence : la sphère de l’esthétique, celle de l’éthique et celle du religieux ; l’ironie assure la transition de l’esthétique à l’éthique, et l’humour le passage de l’éthique au religieux.

Ce qui caractérise celui que Kierkegaard appelle l’esthéticien, c’est qu’il vit dans l’instant. Don Juan et Faust nous donnent deux exemples remarquables d’un tel personnage. Don Juan est une espèce de fuyard qui cherche à substituer à la synthèse de l’expérience profonde la composition d’expériences dont chacune n’est qu’un effort pour tenter de répéter une « première fois» qu’il tente de renouveler sans cesse pour en retenir la fraîcheur et l’émotion. Pour Don Juan, chaque femme est à la fois un moyen et un obstacle : elle est un moyen dans la mesure où elle est une femme, elle est un obstacle dans la mesure où elle n’est que cette femme ; car ce que Don Juan cherche c’est l’être collectif de la Femme, il ignore donc ce que sont la personne et l’existence incarnées : il est le démoniaque sous l’angle de la sensualité.

Faust, lui, est le démoniaque sous l’angle de l’esprit; ce héros du savoir pense, comme les Carpocratiens l’affirmaient déjà, que, puisque selon la Bible le péché est né de la connaissance, une nouvelle connaissance pourrait bien, à son tour, naître du péché ; si Don Juan est un aventurier de l’être, Faust est un aventurier du connaître.

Il n’en reste pas moins que l’un et l’autre sont des désespérés qui tentent de transformer une fuite en démarche et une déroute en itinéraire.

Mais, lorsque tous deux auront sondé leur impuissance et leur malheur, ils se retourneront finalement contre ce qu’ils ne peuvent dépasser et utiliseront alors la violence destructrice et criminelle, De là naissent les érostratismes de ceux qui n’ont plus d’autre spectacle à se donner que celui d’une Apocalypse dont ils tentent d’être les auteurs lucides et désabusés, c’est ainsi que Rome fut brûlée par Néron. Don Juan, Faust, Néron vivent dans le tragique maïs ce tragique n’a rien à voir avec le tragique existentiel, c’est un tragique esthétique dans lequel la subjectivité reste constamment face à face avec elle-même et ne tente de se dépasser que dans le redoublement du tragique ou dans les surenchères, telle est la raison pour laquelle elle ne connaît que la mélancolie qu’elle cultive comme une fleur rare. Une telle attitude voit dans le champ du fini ce qui permettra à l’existence de se donner un style faute de découvrir la foi.

Mais que survienne quelqu’un qui rapporte sans cesse les particularités de ce monde fini à une exigence éthique infinie, alors naît l’ironie. L’ironie est une véritable catégorie existentielle car elle souligne les limites de tout ce qui se présente à nous avec des airs d’absolu ; l’exigence d’infini qu’elle porte en elle-même l’amène à dénoncer tous les prestiges du fini. Au sein de l’ironie c’est donc le sérieux lui-même qui s’exprime, telle est la raison pour laquelle tout ironiste contient en germe un moraliste ; la chose est très nette chez Socrate.

Si l’esthéticien vit dans l’instant qu’il cueille sans jamais se soucier de mettre de la cohérence et du sérieux dans son existence, l’éthicien, lui, vit dans le temps ; dans le domaine de l’éthique les en deçà ne sont pas pris pour des au-delà « car l’esthétique n’est pas le mal mais l’indifférence, et c’est pourquoi, ajoute Kierkegaard, j’ai dit que l’éthique constitue le choix.

Il ne s’agit donc pas tant de choisir entre vouloir le Bien ou le Mal, que de choisir le vouloir.

[…] Mon dilemme ne signifie surtout pas le choix entre le bien et le mal, il désigne le choix par lequel on exclut ou choisit le bien et le mal. » Aïnsi donc les deux termes du choix sont, non pas le Bien et le Mal, mais choisir entre le bien et le mal ef omettre ou refuser de choisir. La sphère de l’esthétique reste, en effet, constamment en dehors du choix puisque l’innocence du devenir y est sans cesse affirmée et que l’on y recherche un jaillissement renouvelant perpétuellement ce qui se présente. Dans la sphère de l’éthique, au contraire, le problème du choix est posé, le choix par lequel on exclut ou choisit le Bien et le Mal.

Il ne s’agit donc nullement de se situer « par delà le Bien ou le Mal », comme Nietzsche voudra le faire afin de pouvoir affirmer que « si rien n’est vrai tout est permis », il s’agit de se situer au niveau du choix ou du refus du Bien et du Mal. L’éthicien ne cherche donc pas à cueillir l’instant qui passe, il vit dans le temps continu où s’enracinent la fidélité et la constance ; l’instant n’est donc pas pour lui un atome de temps qu’il s’agit de goûter avant qu’il ne s’efface, c’est l’atome d’une durée dans laquelle il faut plonger pour découvrir la dimension véritable qui lui donne tout son sens et sa plénitude.

Alors que l’ironie qui assurait le passage de l’esthétique à l’éthique était dépourvue de toute sympathie, l’humour, assurant le passage de l’éthique au religieux, cache toujours en lui une douleur et une compréhension. C’est que Phumoriste rapporte sans cesse sa naïveté à une culture absolue à travers laquelle elle perce. La plaisanterie que constitue l’humour consiste à révoquer un commencement d’approfondissement spirituel ; par exemple, si un coryphée de la science comme Kant disait, à propos des preuves de l’existence de Dieu : « Je n’en sais pas plus que ceci que j’ai appris de mon père », il ferait preuve d’humour. L’humour saisit donc le total mais, au moment de passer à explication, il s’impatiente, se récuse et révoque tout.

Il en est ainsi parce que l’humour porte en lui la conscience de la faute totale, il est par suite plus vrai que toute mesure de comparaison, mais la profondeur qu’il comporte se trouve annulée dans la plaisanterie.

Dans la sphère du religieux il ne s’agit plus de cueillir l’instant qui passe parce qu’il ne reviendra plus, ni de le saisir comme l’atome du temps qui se déploie, mais bien de le tenir pour l’atome de l’éternité.

C’est ici qu’apparaît l’idée kierkegaardienne de la répétition. La répétition n’a rien à voir avec les recommencements fiévreux cherchés par Don Juan ; dans la répétition un amour ne se répète pas dans d’autres amours : il se répète en lui-même car il renaît sans cesse de soi et en soi. L’éternité n’est donc pas située en arrière, comme elle l’était pour les Grecs ainsi que cela ressort de la théorie platonicienne de la réminiscence, mais elle est située en avant ; paradoxalement l’amour se trouve en avant de sa propre naissance.

La répétition est ainsi finalement l’éternité véritable dans la mesure où elle est le retour sans cesse opéré à l’originaire. L’homme est donc certes une synthèse d’âme et de corps, mais il est aussi une synthèse du temporel et de l’éternel, et l’instant est cet ambigu « où le temps et l’éternité sont en contact, posant ainsi le concept de temporalité où le temps interrompt constamment l’éternité et où l’éternité pénètre sans cesse le temps ». La répétition n’est pas le ressassement ni l’habitude, elle est la reprise de l’accomplissement, cet accomplissement qui caractérise la sphère religieuse alors que la sphère de l’esthétique était celle de l’immédiateté et la sphère de l’éthique celle de l’exigence.

Mais le religieux implique la conscience de la faute totale en l’individu particulier devant Dieu et devant la félicité éternelle. Le croyant est comme un nageur constamment au large et au-dessus de 70 000 brasses de profondeur : il ne peut trouver d’appui ni dans l’historique ni dans l’objectif mais seulement dans cette éternité et cette félicité manquantes dont le ressouvenir de la faute infinie nous permet de découvrir le seuil en venant sans cesse buter contre lui. Nous voici donc en face du sérieux absolu, celui du pauvre qui, à travers sa pauvreté, affronte l’éternité dans la souffrance. On ne vit qu’une fois et ce qui importe c’est, non pas de cueillir le moment qui passe pour éviter les déceptions, mais de nous rappeler que les pertes irréparables deviendront pour nous un ressouvenir éternel.

Voilà pourquoi l’angoisse peut nous sauver par la foi.

L’angoisse n’est pas la peur ni la crainte en ce sens qu’elle ne se rapporte pas à un objet ou à un existant

Elle ne se rapporte pas à quelque chose qui se trouve dans le monde.

C’est pourquoi elle est le grand privilège de l’homme : l’animal ne connaît pas l’angoisse car il n’est pas libre.

À un premier degré l’angoisse naît de la réalité de la liberté comme possibilité offerte à la liberté elle-même. Il y a, en effet, une angoisse de l’innocence, cette dernière n’est ni la discorde ni la lutte puisqu’elle n’a rien contre quoi combattre, c’est ce rien qui produit l’angoisse. Dans l’innocence angoissée nous allons trouver la relation au péché. « Quand la Genèse rapporte que Dieu dit à Adam : Tu ne mangeras pas des fruits de la connaissance du Bien et du Mal, il va de soi qu’Adam ne comprit pas vraiment cette parole ; comment, en effet, pouvait-il comprendre la différence du bien et du mal, puisque cette distinction ne vient qu’avec la jouissance? Quand on admet que l’interdiction suscite le désir, on a un savoir au lieu de l’ignorance, car Adam a dû avoir une connaissance de la liberté, puisque son désir était de s’en servir. Donc cette explication ne peut venir qu’après coup. L’interdiction angoisse Adam parce qu’elle éveille en lui la possibilité de la liberté. [..] De ce qu’il peut il n’a aucune idée. […] Seule est donnée la possibilité de pouvoir comme une forme supérieure d’ignorance. […] Après la formule de l’interdiction, celle du jugement : Car certainement tu mourras. Adam ne comprend naturellement pas du tout le sens du mot mourir ; en revanche, si l’on admet que ce mot lui ait été dit, rien n’empêche qu’il aït eu l’idée d’une chose terrible. […] L’innocence se trouve ainsi portée au point où elle va s’évanouir. Elle se trouve dans l’angoisse en rapport avec l’interdiction et le châtiment. Elle n’est pas coupable, et pourtant elle éprouve l’angoisse d’être déjà perdue. Suit la chute. La psychologie ne peut l’expliquer ; car elle est le saut qualitatif. […] La conséquence fut double: le péché entra dans le monde et le sexuel fut posé. […] La culpabilité n’est donc pas la sensualité, nullement ; mais sans le péché, il n’y a pas de sexualité, et sans la sexualité l’histoire ne commence pas. […] On peut comparer l’angoisse au vertige. On a le vertige quand on plonge le regard dans un abîme. Mais la raison du phénomène n’en est pas moins l’œil que l’abîme ; car il suffit de ne pas regarder. L’angoisse est ainsi le vertige de la liberté survenant quand l’esprit veut poser la synthèse et que la liberté, scrutant les profondeurs de sa propre possibilité, saisit le fini pour s’y appuyer. La liberté succombe à ce vertige. » On peut donc parler d’une angoisse d’avant le péché, d’une angoisse au moment du péché et, faut-il ajouter, d’une angoisse d’après le péché. Car « quand le saut qualitatif a posé le péché dans l’individu, la distinction de bien et de mal se trouve ainsi donnée. Nulle part nous n’avons versé dans la misérable doctrine selon laquelle ë faut que l’homme pèche ; au contraire, nous avons sans cesse protesté contre tout savoir de pure expérience ; nous avons dit et répétons que le péché se présuppose lui-même comme la liberté et ne s’explique pas plus qu’elle par un antécédent. » L’angoisse est, par conséquent, la possibilité de la liberté ; mais il faut ajouter que, grâce à la foi, cette angoisse possède une valeur éducative absolue, elle est la plus grande école de l’homme « car elle corrode toutes les choses du monde fini et met à nu toutes leurs illusions ».

Ecole de la liberté et de la possibilité, l’angoisse rend l’homme d’autant plus libre qu’elle est elle-même plus profonde ; elle démasque, en effet, tout ce qui est fini ; mais il importe de ne pas nous laisser désenchanter par elle, il faut que, par l’angoisse, nous remontions du fond de l’abîme vers les hauteurs afin d’affronter l’éternité.

La subjectivité est donc à la fois, la vérité et l’erreur ; elle est la vérité face aux systèmes de l’objectivité qui prétendent rendre compte de la subjectivité à partir de concepts impersonnels et généraux, l’existence ne peut pas être un système pour un esprit existant. Mais la subjectivité est l’erreur face à la Transcendance de Dieu, de Dieu devant qui nous avons toujours tort.

Il s’agit pour l’homme de découvrir la dimension de la profondeur qui conduit à Dieu et non pas d’explorer une superficialité dans laquelle il ne peut que se noyer. Tout comme le christianisme, l’existence doit se saisir comme contradiction absolue. Le christianisme n’est ni une éthique, ni une doctrine, ni une pholosophie et encore moins une politique ; il ne peut ni ne doit être compris Car la félicité éternelle ne se fonde pas sur des démonstrations, pas davantage que sur une philosophie de l’histoire.

Certes, objectivement, il n’est pas plus difficile de savoir ce qu’est le christianisme que de savoir ce qu’est l’islamisme ou n’importe quel autre fait historique ; seulement ce qui fait véritablement le christianisme, c’est qu’il n’est pas simplement une chose historique. La difficulté est précisément de devenir chrétien parce que tout chrétien n’est chrétien que cloué sur le paradoxe d’avoir fondé sa félicité éternelle sur un fait historique : « Le fait historique est que le dieu, l’Eternel, est apparu à un moment précis du temps sous la forme d’un homme particulier.

[…] La thèse que Dieu a existé sous forme humaine, est né, a grandi, etc., est bien le paradoxe sensu strictissimo, le paradoxe absolu. » Non seulement le christianisme est le paradoxe absolu mais il est aussi le scandale absolu car, vu de l’extérieur, le thème de la Passion ne peut être autre chose que le délire d’un dieu fou. Le scandale est un scandale de Félévation lorsque nous partons du terme homme pour monter jusqu’au terme Dieu, et un scandale de l’abaissement lorsque nous partons du terme Dieu pour descendre au terme homme.

La raison ne peut qu’achopper à un tel scandale. Le malheur c’est que la chrétienté s’est efforcée de nier cette possibilité du scandale afin de pouvoir donner du christianisme une communication directe, le christianisme se trouve ainsi aboli.

Le scandale et le paradoxe ne doivent pas nous laisser croire qu’il y a place pour quelque « dépassement» dialectico-historique qui les résorberait à l’intérieur d’un système, Il faut dire que la foi a deux tâches, « celle d’être vigilante, et celle de découvrir à chaque instant l’invraisemblable, le paradoxe, pour le maintenir alors avec la passion de l’intériorité ». Il importe donc de ne pas tomber dans le vice essentiel de tout système qui affirme que l’histoire est révélatrice et qui prend l’avenir pour l’eschatologie du présent

Dans la mesure où l’éternel n’est pas le perpétuel, la découverte du seuil de la temporalité nous amène, par conséquent, à méditer sur la mort. La mort est un fait et elle ne se mêle jamais de fournir elle-même une explication. La mort incite l’homme charnel à chercher à jouir de la vie aussi longtemps qu’il en a le loisir, elle incite Pesprit plus profond à un sentiment d’impuissance dans lequel il succombe sans aucun ressort ; mais à l’homme animé de sérieux la pensée de la mort indique le but où diriger la course et la vitesse exacte à conserver dans la vie. En ce sens la mort inexplicable est le véritable stimulant de la vie ; elle seule permet de donner à chacun de nos actes et de nos pensées tout le sérieux de la fois unique et profonde. La pensée de Ia mort enracine véritablement notre vie dans l’éternité car elle nous met face à face avec l’impossibilité où nous sommes de pouvoir reprendre notre coup et de corriger nos actions sans qu’il en reste la moindre trace. La pensée de la mort nous invite à prendre conscience du sérieux qu’impliquent l’indestructibilité du passé et l’unicité du présent : « On ne vit qu’une fois : si, à l’heure de la mort, ta vie a été bien employée, c’est-à-dire en envisageant sainement l’éternité, que Dieu alors en soit éternellement béni ; sinon la négligence est éternellement irréparable : on ne vit qu’une fois ! […] Surtout rappelle-toi : on ne vit qu’une fois ; il y a des pertes éternellement irréparables et l’éternité — chose plus terrible encore ! — loin d’effacer le souvenir de ce que l’on a perdu, en est au contraire le ressouvenir éternel. » La mort inexplicable nous fait accéder à une limite et découvrir un seuil: « Ce caractère inexplicable n’est donc pas une invitation à deviner les énigmes, à faire preuve d’ingémiosité, mais la grave exhortation de la mort au vivant : je n’ai besoin d’aucune explication, songes-tu qu’avec cette décision, c’est fini, et qu’elle peut à tout moment être là ? Voilà ce qu’il vaut la peine pour toi de méditer. » Il est banal de faire de Kierkegaard le « père de l’existentialisme » et de le réduire à n’être que le précurseur de ce qui fut, pour un temps, le dernier cri de la spéculation philosophique dite d’avant-garde. Or Kierkegaard est tout autre chose que l’ancêtre glorieux mais dépassé de quelque éphémère mouvement d’idées. Kierkegaard reste celui qui nous a fait découvrir la condition de l’homme par delà tous les systèmes réducteurs prétendant l’expliquer à partir de sa situation. Kierkegaard nous délivre, à la fois, des explications par le résiduel et des explications par la Totalité ; l’homme n’est ni une somme de composantes qui le constitueraient à la façon d’un corps chimique, ni le moment d’une Totalité qui le dépasserait comme un faux être-là. Kierkegaard démystifie l’Olympe économique, l’Olympe politique et l’eschatologie historique.

En maintenant la distance qui sépare l’existant de Dieu, Kierkepaard nous invite à découvrir dans cette séparation non seulement ce dans quoi l’homme plonge véritablement ses racines, mais aussi ce d’où naissent sa vocation et sa liberté.

Penseur tragique, Kierkegaard démystifie aussi bien les fanatismes de Pintellect que les cynismes des déroutes militantes ou les dolorismes de la délectation morose. Il nous donne à penser qu’il y a trop peu en l’homme pour que celui-ci puisse répondre à toutes les questions qu’il se pose, et beaucoup trop en lui pour qu’il lui soit possible d’en rester au culte dissolvant du doute protéiforme.

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Sur la vie et l’œuvre de Kierkegaard, recommandons : Johannes Hohlenberg, Sôren Kierkegaard (traduction P.-H. Tisseau). Albin Michel, 1956, L’œuvre de Sôren Kierkegaard (traduction P.-H. Tisseau). Albin Michel, 1960.

Le plus grand traducteur français de Kierkegaard est P.-H. Tisseau ; les Oeuvres complètes de Kierkegaard sont en cours de publication aux Editions Orante. Vingt volumes sont prévus, huit ont déjà été publiés ; la traduction est celle de P.-H. Tisseau, revue et complétée par Mme Else-Marie Jacquet-Tisseau.

Il existe une traduction allemande des œuvres complètes de Kierkegaard et de ses Papirer. Dans cette œuvre immense il est naturellement difficile de choisir, nous proposons de commencer une lecture de Kierkegaard par Crainte et Tremblement et de la continuer par L’Evangile des souffrances, L’Ecole du Christianisme, Le concept d’angoisse, L’Alternative, Post Scriptum non scientifique aux Miettes philosophiques. Les stades sur le chemin de la vie.

Signalons que des morceaux choisis de Kierkegaard, dans Ia traduction Tisseau, ont été publiés aux Presses Universitaires de France, dans la collection « Les Grands Textes », sous le titre L’Existence.

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