Introduction
Trois raisons m’ont poussé à proposer cet article de Frank Michaéli pour le centième numéro de la revue Hokhma :
- Cet article est représentatif des diverses lectures qui, aucours de mes études de théologie, m’ont fait découvrir et aimer l’Ancien Testament. La pensée grecque a marqué notre éducation et fatalement influencé notre conception du monde. L’Ancien Testament avec sa manière sémitique d’aborder les choses m’a fait opérer un décentrement par rapport à ma culture occidentale, un décentrement qui m’a été fort utile plus tard, dans mon ministère, pour aborder des chrétiens appartenant à d’autres cultures, comme celles d’Afrique. La conception grecque de la sagesse nous propulse rapidement vers les hautes sphères de la philosophie. Ce fut une révélation pour moi de découvrir que pour les gens de l’Ancien Testament, « Etre sage, c’est savoir se comporter dans l’existence quotidienne, savoir résoudre les multiples petits problèmes de la vie journalière, dans tous les domaines : relations familiales, profession, rapports avec les voisins, respect des lois, comportement personnel ». Et cette sagesse comprend même l’habileté de l’artisan qui connaît son métier. J’aime ce côté pratique de l’Ancien Testament qui exprime des abstractions ou des vérités spirituelles par des termes concrets ; il nous aide à les faire comprendre à des gens simples ou provenant d’une autre culture que la nôtre.
- Cet article offre aussi une explication de la devise de Hokhma : « La crainte du SEIGNEUR est le commencement de la sagesse » (Pr 9,10 TOB). Il est bon de s’en souvenir, surtout à l’occasion d’une centième parution !
- Enfin, c’était l’occasion de rendre hommage à Frank Michaéli(1907-1977), un homme que je n’ai pas connu et dont on n’apprend pas grand-chose par internet. Mais d’après l’image que je peux m’en faire au travers de ses écrits, il fut un de ces théologiens comme je les aime, qui savent mettre leur science à la portée de tous, afin d’édifier l’Eglise. L’article qu’on va lire en est l’illustration. Notons encore qu’il a été rédigé en 1976, soit environ un an avant son décès : peutêtre une forme de testament.
Alain Décoppet
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La littérature sapientiale de l’Ancien Testament, c’est-à-dire celle dont le thème central est la sagesse, connaît une formule caractéristique qui apparaît comme une sorte de clef pour la compréhension de ces textes : La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Avec quelques variantes dans le vocabulaire ou dans la structure de la phrase, cette formule se rencontre dans le livre des Proverbes (1,7 ; 9,10 ; 15,33), dans le livre de Job (28,28) et dans les Psaumes (111,10). Pour en comprendre la véritable signification, il est nécessaire de pénétrer quelque peu dans le vocabulaire habituel aux écrits de sagesse et de se demander, en particulier, quel est le sens des deux termes qui constituent l’essentiel de cette affirmation : la sagesse et la crainte de Dieu. Nous traçons, par là-même, une limite étroite à ce bref exposé, car il faudrait naturellement envisager le vocabulaire sapiential dans toute son étendue et sa richesse : or les mots sagesse et crainte font partie d’un ensemble de termes plus ou moins synonymes dont les nuances sont souvent difficiles à préciser et même à connaître. C’est ainsi que la formule que nous venons de citer d’après Pr 9,10 se trouve exprimée un peu autrement dans Pr 1,7 où le mot : connaissance, science (da’at) remplace le mot sagesse (hokhma). Il existe donc une analogie étroite, ou même une équivalence, entre les deux mots : connaissance et sagesse. De même, le terme traduit par commencement est différent dans les deux textes, et nous reviendrons sur cette différence un peu plus loin. Mais nous laissons délibérément de côté la multiplicité des mots semblables, dont nos traductions n’arrivent pas à exprimer les nuances : science, intelligence, instruction, discernement, réflexion, savoir, bon sens, habileté, etc., et nous nous bornons à examiner les deux mots déjà signalés, sagesse et crainte de Dieu, pour rechercher ensuite la relation qui s’établit entre eux1.
La sagesse
Parmi tous les mots que nous rencontrons, par exemple dans les six premiers versets du chapitre premier des Proverbes, celui qui est habituellement traduit par sagesse correspond au verbe hébreu Hakham : être sage, dont le substantif est Hokhma : sagesse. C’est probablement le plus typique du vocabulaire sapiential, puisque la statistique montre que sur 318 emplois du mot (et de ses dérivés) dans tout l’Ancien Testament, il y en a 196 dans les livres des Psaumes, des Proverbes, de Job et de l’Ecclésiaste, ou encore 102 (soit le tiers) dans le seul livre des Proverbes.
Que faut-il entendre par sagesse ? Est-ce une attitude morale qui établirait une différence entre l’homme qui ferait le bien et le fou qui se plairait dans le mal ? Est-ce une qualification intellectuelle qui serait réservée au penseur, au philosophe (philo : celui qui aime, et sophia : la sagesse, en grec) ? Ni l’un ni l’autre de ces deux aspects ne correspond au sens que l’Ancien Testament donne à la sagesse.
En fait, les textes bibliques nous apprennent qu’il y a plusieurs notions de la sagesse qu’il est utile de distinguer, sans vouloir toutefois les séparer complètement l’une de l’autre. Une classification risque toujours de simplifier les problèmes de façon excessive, mais elle reste utile néanmoins pour tenter de clarifier les idées sans trop les mélanger et les confondre. C’est pourquoi, nous pourrions dire que trois notions distinctes de la sagesse se rencontrent dans les textes bibliques.
1. Une notion pratique et expérimentale de la sagesse
Citons G. von Rad : « Comme les autres peuples, Israël entendait par ‘sagesse’ une connaissance toute pratique des lois de la vie et du monde fondée sur l’expérience » 2
Etre sage, c’est savoir se comporter dans l’existence quotidienne, savoir résoudre les multiples petits problèmes de la vie journalière, dans tous les domaines : relations familiales, profession, rapports avec les voisins, respect des lois, comportement personnel. Un des termes employés dans Pr 1,5 est remarquablement typique pour exprimer cette notion : c’est un dérivé du mot qui signifie : corde, câble, et qui s’applique au pilotage d’un bateau, à l’art de gouverner (le grec traduit ce mot par : Kubernesis, acte de diriger avec un gouvernail). En somme, la vie est une navigation au milieu des récifs, avec les risques des tempêtes ou du calme plat, avec les rochers ou les bancs de sable à éviter, et celui qui est sage sait piloter et manœuvrer avec habileté, pour éviter les dangers, se tirer des mauvais pas et arriver à bon port. D’ailleurs, l’un des sens du même mot s’applique couramment à l’habileté professionnelle de l’expert qui connaît son métier et utilise avec art sa technique. Les ouvriers qui construisent le temple de Salomon sont sages (1 R 7,14) de même que ceux qui avaient fait le Tabernacle (Ex 31,3 – cf. aussi Pr 22,29 ; etc.).
Une telle notion a évidemment un aspect populaire, réaliste et un peu « terre à terre ». Elle reflète le bon sens commun que l’on trouve dans le peuple, et elle s’exprime le plus souvent dans des formules simples, brèves, pittoresques, comme le sont les proverbes populaires dans toutes les nations. Il suffit de relire des chapitres comme Pr 10 à 21 pour en avoir de bons échantillons :
- « Comme le vinaigre pour les dents et la fumée pour les yeux,tel le paresseux pour ceux qui l’emploient » (10,26).
- « Un anneau d’or au groin d’un porc, telle la femme bellemais dissolue » (11,22).
- « Une réponse douce fait rentrer la colère, mais une paroleblessante fait monter l’irritation » (15,1).
- « Mieux vaut un plat de légumes là où il y a de l’amour qu’unbœuf gras assaisonné de haine » (15,17)3.
D’autres formules sont aussi utilisées : des comparaisons, des paraboles, des énigmes, où l’humour apparaît souvent. Est-ce une sagesse « profane », comme certains l’ont souligné ? Il est vrai que la mention de Dieu y est rare, et que de telles sentences proverbiales ont une valeur universelle, au-delà des frontières des peuples et des religions. Mais nous verrons cependant que rien n’est réellement profane dans l’Ancien Testament, même si Dieu n’est pas toujours nommé.
2. Une notion didactique de la sagesse
A côté de la sagesse pratique acquise par l’expérience, la sagesse donne lieu à un véritable enseignement, à une éducation qui conduit à l’acquisition de connaissances dans tous les domaines, c’est-à-dire à ce que nous appelons la culture. Nous touchons ici à un domaine qui concerne très particulièrement la responsabilité de certaines personnes, comme les parents vis-à-vis de leurs enfants, les maîtres visà-vis de leurs disciples, les « sages » ou conseillers qui pouvaient exercer une grande influence sur les rois, les ministres et les hauts fonctionnaires de la nation. Des textes nombreux montrent que dans les pays voisins d’Israël (Egypte, Mésopotamie) un tel enseignement existait de la part de personnages instruits et expérimentés et que la sagesse qu’ils enseignaient avait un aspect politique, puisqu’ils conseillaient les responsables de la vie politique de la nation. Une figure biblique bien connue est celle de Joseph dans les ch. 39 à 50 de la Genèse, qui fut un conseiller écouté du pharaon, et qui, à cause de sa sagesse, parvint aux plus hautes responsabilités.
Mais l’aspect le plus courant est celui de l’enseignement des parents, dont le livre des Proverbes nous donne de bons exemples :
- « Mon fils, observe la discipline que t’impose ton père et nenéglige pas l’enseignement de ta mère » (1,8).
- « Mon fils, si des mauvais garçons veulent t’entraîner, n’ac-cepte pas ! » (1,10).
- Ecoutez, fils, la leçon d’un père, appliquez-vous à connaîtrece qu’est l’intelligence » (4,1).
Ce ne sont plus alors des proverbes populaires, faciles à répéter, mais un développement didactique, des explications, des arguments, des démonstrations, des exhortations. Un terme utilisé souvent et difficile à bien traduire est celui qui correspond au mot : correction (mousar), avec ses deux aspects : d’abord l’enseignement de la voie correcte, ou le retour à ce qui est la voie correcte, et ensuite, s’il le faut, la punition parfois nécessaire pour celui qui ne veut pas comprendre. Ce même mot est traduit en grec par le mot qui a donné en français : pédagogie. L’enseignement de la sagesse est la véritable pédagogie.
Cette sagesse a évidemment un contenu plus systématique, plus intellectuel, on pourrait dire aussi plus scientifique que la notion populaire expérimentale. Elle a également un contenu plus visiblement religieux, puisque le commencement de cette sagesse est la crainte du Seigneur, comme il sera précisé plus loin.
3. Une notion théologique de la sagesse
La notion de sagesse deviendra, dans le judaïsme d’après l’Exil, de plus en plus théologique. Non seulement elle apparaîtra comme le seul chemin qui conduise à Dieu, mais elle jouera le rôle d’intermédiaire entre l’homme et Dieu. Par elle seule, l’homme pourra connaître la voie qui conduit à Dieu, et l’on arrivera ainsi, peu à peu, à une personnification de la sagesse. Elle sera comme une femme qui appelle tous les hommes à suivre ses conseils, pour éviter la stupidité et la folie, et connaître l’intelligence, le bon sens, le bonheur :
« Près des portes qui ouvrent sur la cité, sur les lieux de passage, elle crie : C’est vous, braves gens, que j’appelle ; ma voix s’adresse à vous, les hommes » (Pr 8,3-4).
Personnifiée ou non, la sagesse est finalement identifiée à Dieu lui-même. Dieu seul est sage. Dieu seul peut donner la sagesse aux hommes. La sagesse pourrait être comme une sorte d’aspect particulier de Dieu, comme une « hypostase », selon le mot employé par les théologiens, c’est-à-dire une manière d’être de Dieu, comme la Parole de Dieu, la Loi de Dieu. Un seul texte, dans le livre des Proverbes, peut donner lieu à une interprétation de cette nature, c’est celui de Pr 8,22-31, avec la difficulté de traduction du v. 22, où l’on parle de la sagesse, créée comme la première des œuvres de Dieu, enfantée avant que le monde existe (vv. 23-24) et « maître d’œuvre » à côté de Dieu, lors de la création (ou « architecte », ou « enfant chéri », etc. – v. 30). Il y a donc une participation de la sagesse à la création de Dieu, comme il y en a une pour le Verbe, d’après Jn 1,13. On comprend facilement comment ce texte fut interprété par de nombreux théologiens et pères de l’Eglise, comme se rapportant soit au Saint-Esprit (Irénée, Adv. Haereses, IV 20,3), soit au Christ luimême (Saint Basile, Lettres, VIII, 8 ; Saint Augustin, De Trinitate, Livre I.12,24).
Reconnaissons toutefois que l’Ancien Testament ne va pas jusque-là, et qu’il se borne à parler de la sagesse comme présente au moment de la création du monde, parce qu’elle était en Dieu luimême et la première de toute chose. Seul un texte d’un livre deutérocanonique (qui n’a jamais figuré dans le canon hébraïque de l’AT) identifie clairement la sagesse avec la Loi de Dieu donnée à Moïse (Siracide 24,23). Or on sait que dans le judaïsme, la Thora a été élevée à un rôle analogue à celui d’une hypostase divine.
Comme on le voit, la notion de sagesse est, dans l’Ancien Testament, d’une grande richesse. Pourtant, malgré les différences que nous avons pu relever, il serait faux de ne pas reconnaître les caractères communs de ces différents aspects de la sagesse. Notons seulement que le caractère qui prédomine est sans doute celui de l’universalité. La sagesse concerne tous les hommes, quels qu’ils soient, et pas seulement tous les Israélites appartenant au peuple de Dieu. Même dans la notion théologique la plus évoluée de la sagesse, nous retrouvons l’universalisme de la création, et non pas le particularisme de l’alliance de Dieu avec un peuple. Bien qu’il ne faille pas distinguer trop profondément une théologie de la création d’une théo logie de l’alliance dans l’Ancien Testament, c’est un fait que la littérature sapientiale laisse fort peu de place à la seconde et est orientée essentiellement vers l’homme, l’individu, donc la créature de Dieu plutôt que le peuple de Dieu. C’est peut-être une des raisons qui explique la parenté qu’il est facile de relever entre la littérature sapientiale de l’Ancien Testament et les textes de sagesse que l’on a retrouvés dans les autres pays du Proche-Orient, voisins d’Israël. L’Egypte en a fourni un bon nombre, comme l’Assyrie et la Babylonie. Certains textes sont si semblables parfois qu’on ne peut pas éviter de penser à des contacts de pays à pays, de culture à culture, et à des influences réciproques, bien que les données chronologiques ne permettent pas toujours de situer ces textes avec assez de précision pour tirer des conclusions.
La question se pose alors pour nous : Y a-t-il un caractère spécifique de la sagesse israélite par rapport aux textes des civilisations voisines ? La sagesse biblique a-t-elle un aspect propre à elle-même, et dans ce cas, quel est-il ? Il semble bien que le principal élément de réponse se trouve dans le second mot que nous voulons étudier : la crainte du Seigneur.
La crainte de Dieu
Une remarque préalable identique à celle que nous avons faite au début doit être indiquée ici : plusieurs mots du vocabulaire biblique sont équivalents au mot crainte de Dieu, mais nous ne gardons que ce dernier mot, dans le cadre de cet article forcément très limité.
Le verbe craindre (yaré’) et ses dérivés sont largement utilisés dans les textes bibliques de l’Ancien Testament (435 fois). Le substantif : crainte (yir’a) apparaît 45 fois, dont 27 fois dans les Psaumes, Proverbes et Job, et 14 fois pour le livre des Proverbes seul.
C’est donc dans ce livre qu’il apparaît le plus souvent.
Sans doute, les notions comprises dans ce vocabulaire de la crainte – et spécialement de la crainte de Dieu – sont-elles multiples et variées, selon les livres de l’Ancien Testament et selon les époques. Si le verbe craindre peut parfois s’appliquer à la peur, ou à la terreur du sacré, comme réalité redoutable (l’adjectif redoutable, en hébreu, est un dérivé du verbe craindre : nora’), ce sens est relativement rare dans la Bible (Ex 20,20). Le verbe ou le substantif, surtout lorsqu’ils ont Dieu comme complément, n’ont pas ce sens de terreur, mais – d’après ceux qui ont spécialement étudié cette notion4 – plusieurs sens proches l’un de l’autre : un sens cultuel (la fidélité au Dieu de l’alliance, et la vénération du culte), un sens moral (un comportement personnel), et un sens nomiste (l’obéissance à la loi).
Or le substantif : crainte du Seigneur, dont l’emploi est surtout fréquent dans le livre des Proverbes, a pour ainsi dire toujours le sens moral. La crainte du Seigneur est le comportement de celui qui a une conduite conforme à la volonté du Seigneur. C’est en somme l’obéissance à la volonté de Dieu. Ce serait donc une erreur de comprendre cette expression comme une peur de Dieu. C’est au contraire un sentiment et une volonté de respecter la volonté de Dieu et de lui obéir. On pourrait dire – si l’on veut parler de peur – que la crainte de Dieu est la peur de désobéir au Seigneur et de lui déplaire. Dans ce sens, cette expression contient aussi un élément de respect, de fidélité, d’attachement et de confiance en Dieu. Il est regrettable qu’en français le mot crainte soit toujours employé dans la traduction de ces textes, créant ainsi dans l’esprit de certains lecteurs une idée fausse ; aussi est-il indispensable d’en donner une explication qui soit plus conforme au sens réel du texte biblique.
Il faudrait évidemment faire une étude d’ensemble de tous les textes relatifs à la crainte de Dieu, ce qui dépasserait les limites de notre étude ici-même. On y verrait que la crainte du Seigneur est la haine du mal (Pr 8,13), qu’elle prolonge la vie (10,27), qu’elle est une source de vie (14,27), qu’elle a plus de valeur qu’un grand trésor (15,16), qu’elle détourne du mal (16,6), qu’elle est richesse, honneur et vie (22,4), etc. En dehors du livre des Proverbes, cette étude s’élargirait bien davantage encore. Mais notre but est d’examiner surtout la relation qui existe entre la sagesse et la crainte du Seigneur, ce qu’il faut faire maintenant.
La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse
Revenons donc à la première formule dont la forme la plus habituelle est celle de Pr 9,10. On pourrait aussi l’exprimer en d’autres termes, comme par exemple : l’obéissance au Seigneur est le commencement de la connaissance (voir Pr 1,7). Que signifie cette affirmation ? Nous le préciserons dans les remarques suivantes.
- Le mot commencement – nous l’avons dit – correspond à deux mots hébreux différents. Dans Pr 1,7, c’est le mot : réshit (qui vient du mot : tête), c’est-à-dire ce qui vient en tête. C’est le même mot qui commence la Genèse : « Au commencement, Dieu créa… » (Gn 1,1). Mais ce terme peut avoir parfois un sens différent. Il peut signifier : ce qui est l’essentiel, ce qui est l’important, ce qui est le principe, et non pas forcément ce qui vient au commencement (l’important d’une chose n’est pas obligatoirement ce qui est au début). On aurait alors une phrase qui dirait : l’essentiel de la sagesse, c’est la crainte du Seigneur. Mais cette interprétation n’est pas probable, si l’on tient compte de Pr 9,10 où apparaît un autre mot (tehillat) qui signifie bien le début, le point de départ, le commencement d’une chose. Il convient donc de garder ce sens pour le premier terme qui est dans 1,7.
La crainte du Seigneur est donc le point de départ, l’origine, le début du chemin qui conduit à la sagesse. Celle-ci ne peut pas commencer autrement, et il n’est pas possible de trouver un autre commencement pour cette sagesse. Vouloir connaître la sagesse à partir d’une autre origine que cette crainte de Dieu serait une illusion et une tromperie.
- D’après Pr 15,33, on peut faire un pas de plus : la crainte duSeigneur est l’enseignement (ou la pédagogie, mousar) de la sagesse5. Le point de départ ne suffit pas ; il existe une véritable formation, une instruction pédagogique que l’homme peut recevoir pour atteindre la sagesse, grâce à l’obéissance à la volonté de Dieu, autrement dit à la crainte du Seigneur. Certes, cet enseignement se fait pratiquement par l’intermédiaire d’autres hommes qui ont déjà acquis la sagesse par le moyen de cette crainte de Dieu : les parents, les maîtres, les sages, les conseillers, depuis le père vis-à-vis de son fils, jusqu’au conseiller politique qui est consulté à la cour royale. Mais, même sans ces intermédiaires, la crainte du Seigneur, l’obéissance à Dieu, n’est pas seulement le vrai point de départ. Elle est aussi le pédagogue qui accompagne tout le long du chemin, qui instruit et fait découvrir la vérité, la vie, le bonheur. Ce n’est pas le coup d’envoi ou le pistolet du starter, c’est aussi le moniteur qui accompagne ou précède, l’accompagnateur qui entraîne et encourage, le chef d’équipe qui lance le jeune sportif. En d’autres termes, la crainte du Seigneur n’est pas seulement une attitude initiale qu’on oublierait lorsque la marche en avant est bien engagée. Elle est une orientation permanente à laquelle on se réfère à chaque pas et qui augmente à chaque instant notre expérience et notre acquis.
- Les textes vont encore plus loin, puisque nous lisons, dansun très beau chapitre de Job (ch. 28), cette parole qui va bien dans le sens de la notion théologique de la sagesse que nous avons mentionnée précédemment : La crainte du Seigneur, c’est la sagesse. Il y a une sorte d’identification entre la crainte du Seigneur et la sagesse, au point que les deux termes sont pratiquement interchangeables. Parler de la crainte de Dieu, c’est parler de la sagesse, et réciproquement. On pourrait presque dire que la crainte du Seigneur est le commencement, le milieu et la fin de la sagesse. Bien entendu, l’homme ne peut pas atteindre, dans sa plénitude, la sagesse de Dieu, surtout si l’on pense à la notion d’une personnification de la sagesse, ou d’une hypostase divine existant avant même la création du monde. Mais par ailleurs, l’homme ne peut se tromper lui-même en croyant pouvoir acquérir une sagesse qui ne viendrait pas de Dieu. Cette sagesse ne serait qu’une folie, basée sur une fausse crainte de Dieu :
« … La crainte qu’il me témoigne n’est que précepte humain, leçon apprise… si bien que la sagesse des sages s’y perdra et que l’intelligence des intelligents se dérobera » (Es 29,13-14).
Et encore :
« Malheur à ceux qui sont sages à leurs yeux, et qui se croient intelligents » (Es 5,21).
- Nous arrivons ainsi à une affirmation fondamentale dans lapensée biblique : il n’y a pas de sagesse sans la crainte du Seigneur. En développant ces mots, nous pouvons dire : il n’est pas possible d’avoir une connaissance, une culture, une expérience de la vie sans commencer par l’obéissance à Dieu. Il n’y a pas de sagesse laïque, de comportement moral athée, de culture humaine sans une référence à Dieu. C’est en cela que la sagesse biblique, malgré les apparences, n’est jamais pensable en dehors d’un fondement théologique essentiel. Cette vérité nous surprend, sans aucun doute, aujourd’hui, où la séparation la plus complète est soulignée entre le domaine de la science et de la culture, et celui de la foi en Dieu. La garantie d’une objectivité scientifique repose même, le plus souvent, sur cette séparation absolue. L’éducation des jeunes, la formation de tout homme à sa vie sociale et professionnelle, l’instruction et l’apprentissage d’un métier comme d’un comportement moral dans la vie sont, radicalement et par principe, séparés d’une instruction religieuse et d’une formation spirituelle. Comment ne pas être surpris devant ce que dit la Bible : toute science, toute connaissance, toute culture, toute sagesse ne peuvent que commencer par une relation personnelle avec Dieu, une obéissance confiante à sa volonté ?
C’est peut-être par le témoignage simple et essentiel de cette vérité au milieu du monde d’aujourd’hui que tous ceux qui croient à la Parole de Dieu sont appelés à exprimer leur foi aujourd’hui, comme l’ont fait les « sages » d’autrefois.
- Une dernière remarque peut être ajoutée. Le livre des Proverbes utilise toujours l’expression : la crainte du Seigneur (en hébreu, la crainte de Yahweh, le nom du Dieu d’Israël), alors que dans les autres livres de l’Ancien Testament, on trouve souvent : la crainte de Dieu (élohim). N’est-ce pas la réponse à la question que nous posions : quel est le caractère spécifique de la sagesse israélite par rapport aux autres peuples ? La sagesse israélite est fondée sur l’obéissance au Dieu d’Israël, au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, au Dieu de Moïse et des prophètes, bref au Dieu de l’alliance avec son peuple. Toute autre divinité ne serait qu’un faux dieu ou une idole, et par conséquent ne conduirait qu’à une fausse sagesse.
Et en même temps, c’est la preuve – comme nous le disions aussi – qu’il serait faux de séparer complètement une théologie universaliste de la création, d’une théologie de l’alliance avec le peuple de Dieu. L’aspect universel de la sagesse biblique, et par conséquent son aspect individuel pour tout homme, ne peut se comprendre qu’à partir de la crainte, c’est-à-dire de l’obéissance à Yahweh, Dieu d’Israël, qui s’est révélé à Abraham comme à Moïse, qui a libéré son peuple d’Egypte et lui a donné sa Loi, qui a parlé par ses prophètes et qui a annoncé la venue de son royaume et du roi messianique qu’il enverrait pour le salut du peuple et de tous les peuples. Nous rejoignons par là les paroles de l’apôtre Paul, dans 1 Co 1 et 2, se défendant de prêcher une sagesse humaine, mais proclamant la vraie sagesse de Dieu, manifestée en Jésus-Christ crucifié, « scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs » (1 Co 1,23-24).
- Il n’est pas utile de donner ici un aperçu de la vaste bibliographie relative à la sagesse et aux livres sapientiaux dans l’Ancien Testament comme dans la littérature générale de l’ancien Orient. Signalons seulement ces ouvrages accessibles à tous : A. M. Dubarle : Les Sages d’Israël (1946) – L. Derousseaux : La crainte de Dieu dans l’Ancien Testament (1970) – Gerhard von Rad : Israël et la sagesse (1971). ↵
- Théologie de l’Ancien Testament (éd. franç. 1963), t. I, p. 361. ↵
- Nous citons d’après la nouvelle Traduction Œcuménique de la Bible (TOB). ↵
- Voir L. Derousseaux : La crainte de Dieu dans l’A. T., p. 100 et ss. ↵
- La traduction grecque a lu : est enseignement et sagesse, ce qui exprime une idée un peu différente. ↵